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LES ÉDITIONS ACFA - "AU SUD D'EDEN" DE J.ROTILY
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Montage photo © Jocelyne Rotily

CHAPITRE DÉCOUVERTE :

AU SUD D'EDEN,DES AMÉRICAINS DANS LE SUD DE LA FRANCE

DE JOCELYNE ROTILY (Février 2006)

image 1ere de couverture Au Sud d'Eden

Extrait de :

LA VILLA AMERICA

DE GERALD MURPHY

(pp. 47-51)

L’homme qui était à la croisée des chemins de Scott et d’Hemingway, et inventa la fameuse Villa America, s’appelait donc Gerald Murphy. Son histoire était exceptionnelle et se déroula, sans accroc, comme un rêve doré. Du moins jusqu’en 1929. Son existence et sa personnalité étaient dignes, on l’a vu, d’inspirer les romanciers de la Génération perdue. Le Murphy qui quitta New York pour Paris, en 1921, était beau, jeune, aisé et heureux en amour. Pas un de ces nababs décrits par Fitzgerald, mais un homme assez riche pour vivre sur le Vieux continent sans avoir à travailler. Il avait épousé une jeune femme du nom de Sara à qui la vie souriait avec la même bienveillance. Elle était belle, séduisante, cultivée et d’un goût sûr pour les belles choses. C’était la fille d’un riche industriel de Cincinnati, Frank Wiborg. Lui était né à Boston, et avait vécu la plus grande partie de son enfance à New York dans un environnement plutôt confortable. À eux deux, ils formaient le couple “ parfait ”. C’est ce que tous ceux qui les connurent disaient : ils étaient extraordinaires, adulés par tous leurs amis et doués pour le bonheur. Le père, Patrick, était un marchand fortuné, le président d’un grand magasin d’articles en cuir situé à New York, sur la Cinquième Avenue, la Mark Cross Company. L’enfant et l’adolescent qu’il fut ne manqua de rien sur le plan matériel, mais le père qu’il ne cessa d’évoquer au travers de son oeuvre, de manière détournée, est un homme strict, exigeant qui éduque ses enfants “ à la dure ” et fait de la pratique religieuse (catholique) un véritable carcan. Le portrait que l’artiste en fit à Douglas MacAgy est formidablement révélateur : “Il devint célèbre pour ses allocutions de fin de dîner. Sa formule était simple (...)1/Il parlait en dernier ; 2/ il ne parlait jamais plus de 7 minutes ; sa performance durait jusqu’à 15 minutes en comptant ses interruptions de rires ; 3/ Il ne souriait jamais et gardait les mains derrière son dos. 4/ Sa diction et l’image qu’il projetait étaient professionnelles et le produit d’une longue étude[1] ”.

Murphy aurait pu prendre la relève du père et s’asseoir dans une vie très confortable et sans surprise. Mais, cela se comprend, il choisit l’aventure. Après des études ennuyeuses à Yale “ où tout intérêt pour les arts paraissait suspect ”, puis à l’université de Harvard où il apprit l’architecture de paysages, il s’embarqua pour Paris sur un de ces liners très à la mode dans l’art moderne avec sa femme et ses trois enfants. Il incarnait déjà le rôle de ces “ riches ” Américains attirés, comme un héros de Henry James, par le mythe du Vieux Monde. Murphy ne s’était jamais senti à l’aise dans son pays. Il exécrait certains aspects de la vie américaine, comme il le confia au critique d’art Calvin Tomkins : “ Vous aviez le sentiment que les puritains faisaient la loi ici, et qu’un gouvernement capable de voter le 18e amendement ferait tout ce qu’il peut pour rendre la vie aux Etats-Unis, étouffante et sectaire[2]” Harvard, comme toutes les universités de la Ivy League, lui avait laissé un terrible sentiment d’ennui. Mais, surtout, que pouvait-on espérer d’un pays qui bien qu’étant le plus riche du monde “ n’avait pas de ministère des Beaux-arts ” et ne faisait virtuellement rien pour alimenter et protéger l’artiste ” comme le fit remarquer des années plus tard Henry Miller[3].

Arrivé à Paris, le couple s’installe à Saint-Cloud, dans l’ancienne demeure du musicien Gounod, et c’est par hasard, en poussant la porte de la galerie d’art moderne Rosenberg et en découvrant les œuvres de Braque, Picasso et Juan Gris que Murphy décide de devenir peintre. Cela lui tombe dessus comme une révélation. “ J’étais émerveillé. Je réagis immédiatement à la couleur et à la forme. Il y avait dans ces peintures quelque chose que je ressentais et comprenais instantanément. Je me souviens avoir dit à Sara : "si c’est la peinture, voilà ce que je veux faire. ” Il prend ses premières leçons d’art moderne auprès de l’artiste russe Gontcharova et approche, par son intermédiaire, l’univers des ballets de Diaghilev. Puis, en travailleur obstiné, il cherche seul dans son coin à mettre au point un vocabulaire et une esthétique personnelles avec ce professionnalisme qui marque chacune de ses entreprises. Le résultat est singulièrement nouveau, prodigieux : d’immenses toiles aux dimensions héroïques célébrant les dernières inventions de l’Amérique moderne : stylos à plume Parker, rasoirs Gillette, etc. Ses natures mortes rappellent, a-t-on dit, les œuvres de ses contemporains puristes Amédée Ozenfant et Le Corbusier, car eux aussi ont peint la beauté épurée, fonctionnelle et efficace de la machine, mais leur relation à l’objet représenté reste distante, et dépourvue d’affect à la différence de Murphy qui, tout en peignant ces icônes du progrès technologique, évoque l’image du père dont la profession était de commercialiser ces articles de consommation. Un père avec qui, on l’a vu, il entretient depuis l’enfance une relation complexe.

Il a suffi de quelques mois seulement pour que Murphy monte au Zénith de sa gloire. En 1923, il s’attire un succès populaire avec Within the Quota, un spectacle produit par les Ballets Suédois, qui relate une histoire encore typiquement américaine : celle d’un jeune émigrant suédois débarquant à New York, la tête dans les étoiles. Il rêve de devenir une star de Hollywood. La musique est signée Cole Porter, l’auteur de Funny Valentine et l’un des amis du couple Murphy. Le décor du rideau de scène réalisé par Gerald est une douce parodie de l’Amérique ; tous les grands thèmes et figures clichés de l’Amérique contemporaine sont réunis : les personnages du shérif, du cow-boy, du businessman, et du millionnaire ; et les gros titres de journaux à sensation, et images de gratte-ciel. Murphy épingle au passage la toute puissance des médias et du monde financier américains incarnée plus tard par William Randolph Hearst que l’on retrouvera dans le roman de son ami Dos Passos : La Grosse galette et plus tard encore dans le Citizen Kane d’Orson Wells.

En 1924, Gerald expose au Salon des Indépendants et se fait une fois de plus remarquer avec sa gigantesque représentation de liner (Boatdeck 1923). L’œuvre, d’inspiration cubiste, est si monumentale qu’elle perturbe les organisateurs de l’exposition, dont le peintre Signac, Président du Comité. Mais Murphy ne recule devant rien, et à ses détracteurs qui lui reprochent de vouloir exposer une toile aussi imposante, il rétorque : “ S’ils pensent que ma toile est trop grande, je pense que les autres peintures sont trop petites. ” Boatdeck finit par s’imposer et gagne l’admiration de l’avant-garde. Jacques Mauny, critique d’art et peintre, salue la tonalité américaine de Murphy, et voit en l’artiste l’inventeur d’une nouvelle esthétique américaine[4]. Par esthétique américaine, on entend alors : modernité, simplicité, efficacité, fonctionnalité, précision et “ monumentalité ”.

Son ami, son “ apôtre, mentor et professeur[5] ”, Fernand Léger le désigne comme l’artiste le plus américain de Paris, un compliment de la part du Français qui jusqu’à la fin des années vingt se passionna pour les créations de l’Amérique contemporaine : gadgets, gratte-ciel, slogans publicitaires, etc. Il n’est pas le seul à céder au “ chic transatlantique ”, et à voir en l’Amérique un pays formidablement jeune, audacieux, “ vitaliste ” et innovateur. L’écrivain surréaliste Philippe Soupault et l’historien d’art Elie Faure ne jurent que par le cinéma américain. Et Faure s’émerveille devant les créations de Charlie Chaplin, “ Shakespeare des temps modernes. ”

Tous ceux qui fréquentent Murphy parlent d’ailleurs d’un homme qui endosse à la perfection le rôle de l’Américain à Paris. Tout en lui (excepté son mépris pour l’affairisme) est importé du Nouveau Monde : son style vestimentaire à la fois élégant et confortable, sa passion du jazz, des negro spirituals et du cinéma, et son mode de vie sportif. Jusqu’à son goût prononcé pour la mise en scène et le spectacle qui - pour reprendre l’expression de Michael Walzer -“ est une représentation de l’âme américaine[6]. ”

Ré-inventer sa vie, la mettre en scène suivant un schéma harmonieux, telle est effectivement l’obsession de Murphy. Ne confia-t-il pas un jour à Scott que “ seules les morceaux inventés de la vie avaient réellement un sens ” ? Or que dire de sa villa America sinon qu’elle était l’expression consacrée de son goût pour le spectacle, la scénographie et l’invention ? Lorsqu’en 1922, Gerald et Sara visitent Antibes et la fameuse villa qui n’est encore qu’un modeste chalet installé à quelques pas seulement de la plage de la Garoupe, ils découvrent que “ c’est là qu’ils veulent être. Nous trouvâmes aussi un vieux jardin magnifique ” écrit Murphy, “ qui entourait une toute petite villa. » Ici, et nulle part ailleurs toutes les conditions étaient réunies pour ré-inventer la vie. Il serait comme un artiste peintre et cinéaste libre de choisir son décor et le déroulement de son histoire.

Il a devant lui un cadre scénique de rêve exploité déjà depuis 1917 par les studios de cinéma implantés dans la région : des paysages teintés d’exotisme avec leurs palmiers, le bleu cristallin de la Méditerranée, la vue au loin des îles Lérins et de Cannes, et l’environnement immédiat de la villa avec son grand jardin qui s’étendait juste en dessous du phare du Cap d’Antibes. Ils y plantèrent des citronniers, eucalyptus, oliviers, mimosa et de plusieurs spécimens d’arbres et plantes exotiques : des cèdres du Liban et des érables venus d’Arabie[7]. Sara en devint la gardienne et Gerald continua à se pencher sur la botanique, une passion qui remontait à ses années d’étude à Harvard. À cette époque, il écrivait à Sara : “ Cela est maintenant une certitude : je voudrais connaître toutes les fleurs, les arbres, les étoiles, les rochers jusqu’à l’air lui-même [8] ”.

Murphy confia les travaux de reconstruction et de modernisation de la villa à deux architectes américains, Hale Walker et Harold Heller, et fignola soigneusement le décor de ce lieu qui devait donner l’image d’un Eden américain version méditerranéenne. En artiste amoureux de la mise en scène cinématographique[9], il installa à l’entrée de sa villa, un tableau intitulé Villa America (ill. 6) dont il était l’auteur et qui représentait le drapeau américain. Mais ce geste n’était pas celui du patriote idolâtre. Avec humour et fantaisie, il se ré-appropria l’emblème national, en ne peignant que cinq étoiles au lieu des cinquante. Les cinq étoiles représentant les cinq principaux habitants de la Villa America : Murphy, sa femme Sara, ses deux fils Baoth, Patrick et sa fille Honoria. Une sixième étoile tronquée en son milieu et recouverte d’une feuille d’or rajoute une dimension “ précieuse ” presque “ sacrale ” à cette ré-interprétation de l’emblème national. Le nom Villa America se détache au centre du tableau avec la clarté et l’efficacité typographique d’une enseigne publicitaire. Pour ceux qui franchissaient le seuil de la propriété le message était sans ambiguïté : au-delà de cette limite commençait un Nouveau Monde, harmonieux, raffiné, dédié au bonheur familial et aux amitiés et dont le metteur en scène était Gerald Murphy.

© Jocelyne Rotily - Editions ACFA

NOTES DE BAS DE PAGE

1] . Citation extraite d’un document adressé à MacAgy. Fonds Douglas MacAgy. Archives of American Art, p. 2.

[2] . Extrait d’un entretien entre Gerald Murphy et Calvin Tomkins, auteur d’une biographie sur Gerald Murphy. Fonds MacAgy. Archives of American Art. Washington D.C.

[3] . Henry Miller, Souvenir souvenirs, Paris, Gallimard, 1953, p. 315

[4] . À l’occasion de l’exposition de Boatdeck, Jacques Mauny écrit dans L’Art vivant (“ New York-1926 ”) :“ Son art explique le nouveau goût américain ; comme une promenade sur Park Avenue, il nous montre les instruments d’une vie prosaïque exécutés à la perfection. Son goût pour la machine est attirant .” Paris, Volume 2, n°25, 1er janvier 1926, pp. 53-58.

[5] . C’est ainsi que Gerald Murphy parlait de Léger.

[6] . Michael Walzer fait cette remarque dans son analyse de l’oeuvre de l’écrivain américain Theodore Dreiser. “ Dreiser est toujours en spectacle dans ses romans et le spectacle est une représentation de l’âme américaine. ” Michael Walzer, La Critique sociale au vingtième siècle, Paris, Editions Métailier, 1995, p. 64.

[7] . Lire Amanda Vaill, Everybody was so Young : Gerald and Sara Murphy. A Lost Generation Love Story, Boston, New York, Houghton Mifflin Company, 1992, p. 149.

[8] . Extrait d’une lettre de Gerald adressée à Sara citée dans : Living Well is the Best Revenge par Calvin Tomkins, New York, The Modern Library, 1998, p. 19.

[9] . Murphy connaissait bien les milieux du cinéma américain. Il faillit travailler avec le réalisateur d’Alleluja, King Vidor, et Amanda Vaill fait allusion à un projet de film que Murphy aurait aimé réaliser avec Fernand Léger.

    ISBN : 2-9524259-0-6. 25 € TTC. 244 pages. Format 16 x 24 cm. 24 illustrations couleur et noir et blanc.

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