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LES ÉDITIONS ACFA - "AU SUD D'EDEN" DE J.ROTILY
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Montage photo © Jocelyne Rotily

CHAPITRE DÉCOUVERTE :

AU SUD D'EDEN,DES AMÉRICAINS DANS LE SUD DE LA FRANCE

DE JOCELYNE ROTILY (Février 2006)

image 1ere de couverture Au Sud d'Eden

Extrait de :

VARIAN FRY EN MISSION POUR

L'EMERGENCY RESCUE COMMITTEE

(pp. 175-180)

En France, le sort des réfugiés est de jour en jour plus fragile. Depuis le vote de l’article 19 de la Convention d’armistice, au mois d’août 1940, la police de Vichy détient le pouvoir de remettre dans les mains de la Gestapo les Allemands déclarés opposants au régime, et tout individu recherché par les nazis. Toutes les régions françaises sont concernées par l’article 19, y compris la zone libre. Ainsi, « la France, autrefois terre d’asile pour les gens fuyant les pays nazis, se transforma-t-elle en un immense piège humain[1].» Les frontières sont désormais soumises à un étroit contrôle ainsi que toutes les villes portuaires susceptibles d’abriter les “ fuyards ” ; Marseille est la première visée, Marseille où l’étau se resserre inexorablement autour des « indésirables ».

Il faut agir dans l’urgence, organiser une filière clandestine pour aider ces réfugiés à fuir l’oppression. Aux États-Unis, dans les grandes métropoles de la côte Est, des intellectuels, universitaires, artistes et associations humanitaires se mobilisent pour dénoncer les exactions nazies et mettre en place des programmes d’aides aux réfugiés. Quelques dizaines de comités spéciaux voient le jour, dont : l’Institute of Advanced de Princeton établi par Abraham Flexner, l’Emergency Committee in Aid of Displaced Scholars[2] conduit par le Dr Alvin Johnson, Directeur de la New School for Social Research ; et le très célèbre Emergency Rescue Committee.

Basé à New York, L’ERC, comme on l’appelle plus communément, est une des organisations les plus actives de cette période. Elle réunit majoritairement des intellectuels libéraux, le plus souvent des universitaires américains issus de la célèbre New York School for Social Research ou de Columbia University. Elle compte également un bon nombre d’Allemands antifascistes. Parmi eux, domine la figure du socialiste démocrate Paul Hagen de son véritable nom : Karl Frank ; ce réfugié allemand s’est déjà illustré dans la lutte anti-hitlérienne par la fondation aux Etats-Unis de l’American Friends of German Freedom. Un certain Harold Oram, dont il sera question plus loin, travaille à ses côtés. Déjà connu pour son engagement politique auprès des loyalistes en pleine guerre civile espagnole, il est désormais chargé du financement du comité qui, dans ses premières années d’existence, bénéficie encore de ressources limitées.

L’ERC ne date pourtant pas de 1940. C’est un événement précis qui a conduit à sa formation : la naissance en juillet 1933 d’une unité allemande de secours destinée à porter assistance aux victimes du fascisme. Un bureau américain lui est adjoint dirigé par Albert Einstein qui a choisi de rester aux Etats-Unis[3]pour lutter contre le nazisme. Baptisé l’International Relief Association, et installé à New York, le bureau se lance dans une campagne de collecte de fonds et d’informations sur le danger nazi. Il intervient auprès de plusieurs organes de presse américains pour secouer l’opinion, et précède l’action de l’Emergency Rescue Committee en aidant les réfugiés allemands à sortir de l’Allemagne, déverrouillant ainsi une politique d’immigration américaine entachée - depuis la crise économique - par de virulents accès de xénophobie.

À cela s’ajouta la défaite de la France devant l’Allemagne. Ce fut ce terrible choc qui décida l’ERC à concentrer désormais tous ses efforts sur la question de l’aide aux réfugiés.

Mais comment donc l’ERC compte-t-il intervenir auprès des réfugiés ? Et quelles sont ses priorités ? Son objectif est de protéger les principaux opposants à l’Allemagne nazie, et en premier lieu les penseurs, écrivains, poètes, journalistes, artistes, éducateurs, dirigeants travaillistes, de façon à garantir la sauvegarde des valeurs démocratiques. Aux yeux de l’ERC, le nazisme n’est d’ailleurs pas le seul ennemi à porter atteinte à l’avenir de la démocratie. Le communisme constitue une autre menace pour la libre-pensée et doit être combattu sur tous les fronts. Pour soustraire les réfugiés au danger totalitaire, le comité va s’engager à obtenir pour ses protégés un visa et tous les documents nécessaires à leur émigration. Il intercède directement auprès des autorités françaises pour régulariser la situation des réfugiés et leur garantir la possession de visas de sortie ; il maintient des relations étroites avec les consulats espagnols, portugais ou sud-américains qui sont en mesure de délivrer les visas de transit, et offre en même temps une assistance matérielle aux intellectuels, artistes et politiques menacés par les autorités de Vichy et confrontés à la misère. Il lui arrive d’intervenir pour libérer des réfugiés internés dans les camps, ou les transférer dans un autre camp où les conditions de vie sont jugées meilleures. Des prêts pour les frais de voyage et de visas sont accordés aux protégés, mais à la condition que ces derniers disposent hors de la France de moyens financiers, et qu’ils soient par conséquent solvables. Lorsque la situation financière est aléatoire, la renommée peut éventuellement servir de bon de garantie. Dernier point : l’ERC se charge d’aider ses protégés à s’installer sur leur terre d’asile et reprendre leur activité scientifique, artistique, bref recouvrir une vie normale autant que possible. Pour mener l’ensemble de ses activités, il lui faudra, certes, installer un bureau sur les lieux de la tragédie, dans une zone portuaire afin de re-diriger les réfugiés vers des pays libres. Marseille est pressentie pour remplir la fonction de zone de transit. Quant au bureau, il prendra le nom de « Centre américain de secours » - ou C.A.S. - et sera dirigé par un certain Varian Fry.

Reste la question, cruciale, du financement du C.A.S. ; les fonds qui alimentent ses caisses sont essentiellement collectés en Amérique par des représentants de l’ERC. Des intellectuels comme Thomas Mann, John Dewey, Dorothy Thompson ou Jannet Flanner s’impliquent directement dans cette collecte[4]L'American Friends of German Freedom - déjà cité - participe aussi à la recherche de financement. Cette organisation dirigée par Hagen vise, d’une manière moins discriminatoire, la libération de toutes les victimes politiques du fascisme. En se rangeant aux côtés de l’ERC qui joue davantage la carte de la célébrité, Hagen espère sauver dans un même élan des hommes et femmes jugés « anonymes ». L’argent est généralement réuni au cours de dîners chics, ventes aux enchères destinés à mobiliser le riche mécénat américain. Helena Rubinstein, par exemple, financera partiellement la fuite de Chagall vers l’Amérique. À cela vient s’ajouter l’apport financier des organisations juives telles que l’American Jewish Committee et l’American Jewish Congress, ou bien encore l’argent d’organisations syndicales dont la plus active est sans aucun doute l’American Federation of Labor représentée à Marseille par Frank Bohn. Malgré tout, cette manne financière s’amenuise au fil des mois, or, de l’argent, il en faudra beaucoup pour couvrir ne serait-ce que les frais de transport des réfugiés.

Mais avant tout, il faudra dresser la liste de ces écrivains, artistiques, scientifiques et politiques qui doivent de toute urgence être mis à l’abri du danger nazi.

La liste des candidats à l'exil

Plusieurs personnalités sont chargées de constituer la fameuse liste des candidats à l’exode. Ce sont principalement des intellectuels, universitaires, des artistes, américains ou européens. Thomas Mann en fait partie ; parmi les Français, on note la présence du théologien Jacques Maritain et, côté italien, celle de Max Ascoli, journaliste antifasciste notoire. Les syndicats du travail ont aussi leur mot à dire dans cette sélection. Mary Jayne Gold mentionne le rôle joué notamment par l’American Federation of Labor qui se chargera avant tout de protéger le sort des politiques : socio-démocrates allemands et socialistes italiens. Une chose est certaine : cette liste représente un véritable « tableau de chasse », et l’action conduite par l’ERC a joué un rôle de premier ordre dans la fuite des cerveaux vers les Etats-Unis. Il n’est qu’à considérer les noms des personnalités qui y figurent. Elles formaient l’élite européenne scientifique et artistique jusqu’à ce que la guerre n’éclate ; c’est le cas de : Hannah Arendt, du metteur en scène Max Ophuls, Benjamin Péret, Lion Feuchtwanger, Alma Mahler Werfel, Jacques Schiffrin (éditeur, créateur des Editions de la Pléiade), Victor Serge, Walter Mehring, André Masson, André Breton, Otto Meyerhof, ou le mathématicien Jacques-Salomon Hadamard.

Dans la section des arts plastiques, c’est Alfred Barr, directeur du Musée d’art moderne de New York, qui fournit les principaux noms de la liste. De par le poste qu’il occupe, il est un des premiers à être informés du drame qui frappe de plein fouet la communauté artistique européenne. Dès 1939, il est contacté par l’American Artists’ Congress qui attire son attention sur le danger encouru par les artistes allemands Max Ernst, Hans Bellmer et Hans Shiefer. Tous trois sont détenus dans des camps de concentration sur le chef d’accusation « d’étrangers ennemis de l’Allemagne. »Arthur Emptage, Secrétaire exécutif de l’American Artists’Congress, dresse le compte-rendu exact de leur situation : « Max Ernst vit en France depuis 1920. Avant le régime nazi, ses peintures étaient achetées par nombre de collectionneurs et musées allemands. Depuis peu, il est parmi les peintres condamnés dans l’exposition sur l’art dégénéré organisé par Hitler. Il a été arrêté au début de la guerre dans sa maison en Ardèche. Il a passé six semaines dans un camp de concentration à Largentière, où il devait faire toutes sortes de boulots : couper les ronces, fabriquer des dossiers et nettoyer les ordures du camp de concentration espagnol installé juste à côté. Il a été transféré dans un camp de rassemblement, les Milles, près d’Aix-en-Provence {…}En dépit des vigoureux efforts mis en œuvre par plusieurs de leurs amis intellectuels français, rien n’a encore été fait par les autorités pour améliorer la situation dans laquelle se retrouvent les trois peintres malgré leur innocence ; nous entendons demander au consul français de New York d’user de ses bons offices pour tenter d’obtenir du Gouvernement français qu’il libère ces artistes. Nous pensons que, pour arriver à cette fin, notre requête aurait plus de poids si vous apportiez la preuve de votre soutien. Nous savons que vous jugez important que, même en temps de guerre, la culture ne puisse être détruite et que les artistes qui créent pour le genre humain doivent pouvoir peindre [5]».

La biographe d’Alfred Barr, Alice Goldfarb-Marquis, évoque aussi les allées et venues de Barr dans la France occupée, ses prises de contact avec les artistes qui lui permettent d’évaluer l’ampleur des conséquences du conflit sur l’état de la communauté artistique[6] et de développer en conséquence un plan d’urgence.

Après la reddition de Paris, au cours de l’été 1940, les appels au secours reçus par Alfred Barr affluent en plus grand nombre. Littéralement dépassé par la question des artistes réfugiés qui s’en remettent à lui dans l’espoir d’obtenir un visa américain. Barr fait part de son inquiétude au conseil d’administration du musée. Il lui faut de toute urgence une aide. C’est alors qu’entre en scène la femme d’Alfred Barr : Margaret Scolari Barr. Bouleversée par la gravité des événements, cette historienne de l’art va coopérer et assumer un rôle crucial dans cette mission de sauvetage. « Il fut convenu », expliqua-t-elle, que « je ferais le travail », et « qu’il [Alfred Barr] signerait le courrier que j’écrirais sur du papier à l’en-tête du musée. Il était naturel que nous en arrivions là, car cela représentait un travail à temps plein qui ne pouvait en aucune manière être réalisé par le personnel du musée, qui était trop restreint à cette époque… Pour moi, cela finit par devenir une sorte d’industrie à domicile… Les appels téléphoniques et la correspondance ne représentaient qu’une partie du travail, car Alfred et moi-même étions constamment inquiets du sort des artistes, que nous connaissions pour la plupart, personnellement ; les uns étaient piégés dans la zone occupée, les autres erraient d’un lieu à l’autre dans la zone libre ou, par chance, en Espagne ou au Portugal, souvent sans domicile fixe. Nous entreprîmes des transactions pour un grand nombre d’artistes qui n’arrivèrent jamais ici, soit parce que leurs papiers ne pouvaient être remplis, soit parce qu’ils avaient trouvé d’autres solutions, ou parce qu’ils avaient trouvé la mort - certains d’entre eux dans les camps de concentration, comme Otto Freundlich. Le courrier était lent et aléatoire, le courrier postal nouveau et arbitraire, et le courrier par voie maritime voyageait uniquement sur des navires en convoi. Cela signifiait que les lettres se perdaient, ou mettaient des jours et des jours avant de parvenir à leurs destinataires. De plus, le musée n’avait pas d’accès aux services téléphoniques transatlantiques [7]».

Le plus dur, raconte Alfred Barr, était de décrocher un affidavit auprès des bureaux du ministère des Affaires étrangères et du ministère du Travail qui s’occupaient des questions de l’immigration. « Il fallait leur apporter la garantie qu’aucun des protégés ne risquait de devenir un fardeau pour l’État et que surtout aucun d’entre eux n’avait été ou n’était un sympathisant communiste. » Rien n’était plus délicat que de traiter avec un ministère des Affaires étrangères radicalement obsédé par la terreur rouge. Il fallait, d’autre part, réunir les $400 qui permettraient à chacun des réfugiés de payer le voyage transatlantique, ce qui fut néanmoins réalisé grâce à l’apport financier des amis et relations du musée[8].


© Jocelyne Rotily - Editions ACFA

NOTES DE BAS DE PAGE

{1]. Aaron Leveinstein, Escape to Freedom. The Story of the International Rescue Committee, New York, A Freedom House, 1983, p. 13.

[2] . Ces comités travaillaient au replacement des réfugiés intellectuels dans des universités américaines. Ils travaillaient souvent en collaboration avec l’American Friends Service Committee qui, dirigé par les Quakers, aidait depuis l’Europe à diriger ces réfugiés vers l’Amérique. Des programmes d’immersion dans la culture américaine étaient organisés afin de faciliter l’insertion professionnelle des nouveaux venus. Lire à ce propos les dossiers du FBI portant sur l’American Friends Service Committee, Part 1 of 25. File Number : 100-11392.

[3] .C’est une annonce parue dans le New York Times de juillet 1933 qui relate brièvement la formation de ce bureau américain. Le titre de l’annonce étant : « Une nouvelle unité allemande de secours voit le jour : une section américaine, dirigée par Albert Einstein, est créée pour apporter son aide. »

[4]. Lire à ce sujet le récit autobiographie de Mary Jayne Gold : Marseilles : Crossroads, où l’auteur mentionne l’aide apportée par l’écrivain Dorothy Thompson.

[5] . Lettre d’Arthur Emptage à Alfred Barr, 11 décembre 1939. Fonds Alfred Barr, Archives of American Art. Correspondance personnelle. Microfilm 2166. Attention, demander autorisation de publication.

[6].Alice Goldfarb Marquis, Alfred Barr Jr. Missionary for the Modern, Chicago, Contemporary Books, 1989.

[7]. Extrait d’un entretien entre Margaret Scolari Barr et Rona Roob in, “ Refugee Artists ”, Moma Members Quarterly, hiver 1991, p. 18.

[8]. Lire à ce sujet l’article de Rona Roob mentionné ci-dessus.

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