CHAPITRE DÉCOUVERTE :
AU SUD D'EDEN,DES AMÉRICAINS DANS LE SUD DE LA FRANCE
DE JOCELYNE ROTILY (Février 2006)
Extrait de :
L'AVENTURE CÉZANNIENNE DE MARSDEN HARTLEY
CORPS À CORPS AVEC LA MONTAGNE DE LA SAINTE-VICTOIRE
Hartley avec son chien Toby devant la Maison Maria, Aix-en-Provence, 1929 © Bates Museum College
L’un est français, provençal, et l’autre américain et de surcroît homme de la Nouvelle-Angleterre ; deux origines qui à première vue semblent antinomiques, et pourtant il y a entre les deux peintres d’irréfutables similitudes : l’ambition de faire de l’art une expression et un mode de vie rigoureux jusqu’à l’extrême, et pour Cézanne, jusqu’à l’anéantissement de soi-même. Cézanne meurt de sa lutte avec la montagne Sainte-Victoire, sous une pluie d’orage, car il s’agit bien d’un face à face acharné avec l’élément minéral. Hartley, en homme de la Nouvelle-Angleterre réputée pour la rectitude morale de ses habitants et l’âpre austérité de ses paysages, guette chacune de ses émotions, toujours prêt à juguler les débordements de son imagination. Car Hartley appartient à une génération d’artistes américains encore empreints de la sensibilité romantique du dix-neuvième siècle qui excelle précisément dans l’exacerbation de l’imagination. Un de ses premiers maîtres fut l’artiste visionnaire américain Albert Pinkham Ryder, peintre de paysages solitaires et dramatiques baignés dans une lumière lunaire. C’est Ryder qui, selon lui, l’aurait encouragé à “stimuler son imagination déjà tourmentée[1].” Ajoutons à cela qu’il a beaucoup lu le poète – anglais certes – William Blake et qu’il n’a pas tout à fait oublié son exhortation : “ Mets de côté l’intellect et sers-toi de ton imagination ; l’imagination, c’est l’homme. ” Aussi, lorsque la douleur qui accompagne son imagination ne se “ tient pas tranquille ” - pour reprendre l’expression de Baudelaire - tente-t-il de s’imposer un rappel à l’ordre : N’écrit-il pas en janvier 1928 : “ Je ne peindrai plus jamais d’après mon imagination ; je me sens tellement plus heureux depuis que j’y ai renoncé[2] ». On croirait entendre Cézanne lorsqu’il se mit en tête d’échapper à la tentation du romantisme de son aîné Delacroix, et au dérèglement des passions. Il visait à traduire un réel brut dépourvu d’allégories mythologiques et d’anecdotes, et n’aurait pour rien au monde sacrifié sa recherche d’une “ vérité picturale. ” “ La thèse à développer ”, écrit-il, « est – quel que soit notre tempérament ou forme de puissance en présence dans la nature – de donner l’image de ce que nous voyons, en oubliant tout ce qui apparut avant nous. Ce qui, je crois, doit permettre à l’artiste de donner toute sa personnalité grande ou petite[3]. »Il faut “ organiser les sensations ”, et peindre seulement ce que l’œil voit, montrer la nature dans ce qui la constitue, particule par particule, depuis la vibration de l’atmosphère jusqu’à la matière solide et endurante d’un rocher.
Mais faisons un bref retour en arrière sur la personnalité et les débuts de Marsden Hartley, avant de revenir à sa relation à l’art de Cézanne. Né en 1877 dans une petite ville industrielle du Maine, à Lewiston, et issu d’une famille pauvre d’origine anglaise, il connaît une enfance solitaire, après la disparition de sa mère qui survient alors qu’il n’a que huit ans. Il entre en 1899 à la New York School of Art et poursuit sa formation à la National Academy of Design où il fait la connaissance des peintres Abraham Walkovitz et Maurice Sterne, futurs représentants de l’art moderne américain. Il manifeste déjà une attirance pour la nature qu’il aborde avec la sensibilité des écrivains transcendantalistes. Les poésies d’Emerson font partie de ses livres de chevet. 1909 marque l’année de sa rencontre avec le photographe Alfred Stieglitz et son vrai départ dans l’aventure de l’art moderne. Stieglitz est l’illustre fondateur de la galerie new-yorkaise 291 ; il est connu pour ses prises de position radicales contre l’académisme et ses coups de gueule contre la politique américaine des années vingt. Lui et son groupe d’artistes fustigent l’Amérique capitaliste, incarnée par la ville de New York, “ la Cité de l’ambition[4] ”. La ville est devenue un lieu symbole de corruption ; haro donc sur l’espace urbain et vive le retour à la nature ! Au lendemain de la Grande Guerre, la nature sera l’un des grands thèmes privilégiés par ce groupe qui vit de plus en plus à l’écart des métropoles. C’est d’ailleurs dans ce contexte de retour à la nature qu’il faut replacer le voyage de Hartley en Provence. En 1912, Hartley part pour la France. Il s’installe d’abord à Paris, vit au cœur du monde artistique, à Montparnasse, mais il fréquente plus volontiers les Américains, et les Allemands que les Français. Gertrude Stein l’accueille avec enthousiasme dans son salon de la rue de Fleurus, mais sorti de cette petite chapelle d’intellectuels avant-gardistes, qui lui rappelle l’atmosphère de la galerie 291, Hartley se sent peu à l’aise dans la société française. Un sentiment d’exclusion prévaut, et ce premier séjour en France, via Paris, s’achève rapidement et sur la déception: “ Paris est une impasse pour l’art. ” Seules les oeuvres de Cézanne, Renoir, Picasso retiennent son admiration. Ce n’est que dans les années 1920 qu’il tente à nouveau l’expérience française, mais cette fois-ci en Provence, loin de grande métropole.
Comme je le disais, l’identification d’Hartley avec Cézanne est étonnamment forte ; ils sont comme deux frères spirituels tant leur réaction au monde de l’art, et leurs recherches esthétiques se rejoignent. Ainsi, lorsque Hartley parle du Cézanne “ sauvage et insociable ”, il pourrait tout aussi bien reprendre à son compte ce trait de caractère[5]. L’histoire commence ainsi : Hartley découvre Cézanne avant son départ pour Paris, grâce aux expositions de la galerie new-yorkaise 291. Il a visité la collection d’Havemeyer qui en 1912 possédait déjà plusieurs Cézanne. Puis, arrivé à Paris en 1912, il découvre les Cézanne d’Ambroise Vollard et ceux des collectionneurs Gertrude et Leo Stein qu’il rencontre par l’intermédiaire de son ami Lee Simonson. Les aquarelles de Cézanne qu’il voit chez les Stein sont une véritable révélation : “ elles expriment la couleur et la forme de nouveaux lieux et m’aident à aller par la vision là où je veux aller. Elles sont véritablement étonnantes - et d’une grandeur dans leur essence qui va au-delà des mots[6]. ” Gertrude Stein ne se limite pas à collectionner des Cézanne, elle est l’un des premiers écrivains de sa génération à entreprendre un travail d’écriture cubiste inspiré en partie des œuvres de Cézanne. Son interprétation littéraire des peintures de Cézanne a très probablement incité son protégé à s’intéresser de plus près au phénomène Cézanne.
Hartley a lu les correspondances de Cézanne, et presque toutes les études qui lui sont consacrées dont, cela va de soi : la monographie du peintre par l’Allemand Meier Graefe. L’analyse technique proposée plus tard par l’Américain Erle Loran le séduit par son souci de précision et de scientificité. Loran est peintre et théoricien[7] ; il “ s’est religieusement imbu de toutes les idées de Cézanne[8] ”, écrit Hartley. En 1928, il s’installe à Aix, dans le studio de Cézanne où Albert C. Barnes, auteur lui aussi d’une étude sur Cézanne, viendra lui rendre visite[9]. Il photographie presque tous les motifs représentés par Cézanne dans les environs d’Aix-en-Provence (L’Estaque, Gardanne...) s’efforçant de “ résoudre les mystères de la forme cézannienne[10]. ” Il est le premier à aborder la peinture de Cézanne à travers l’œil d’un objectif photographique[11]. Il publie ses premières observations dans un article daté d’avril 1930: “Cézanne’s Country[12] ” qui n’est qu’un simple préambule. Le plus gros de son étude sortira en 1943 sous le titre : Cézanne’s Composition : Analysis of His Form with Diagrams and Photographs of His Motifs . Cette fois-ci, il joint aux photographies plusieurs diagrammes dans le but “ d’expliquer la structure formelle de l’œuvre cézannienne ” et de rendre plus compréhensible l’organisation spatiale de ses peintures[13]. Il ne s’intéresse qu’aux questions formelles et juge stérile l’approche littéraire des historiens d’art de la veine d’Elie Faure.
Aux yeux d’Hartley, Cézanne est un des grands pionniers de l’art moderne, un formidable “ marginal ” digne de figurer aux côtés de son autre héros, littéraire cette fois-ci, Walt Whitman. Dans Adventures in the Arts, il leur consacre un chapitre commun, et les considère comme les deux plus grands innovateurs du siècle, “ les prophètes d’une époque nouvelle[14]. ” Il aime leurs oeuvres aux accents sincères, et leur remise en question des traditions trop passivement ingérées. “ C’est Whitman et Cézanne qui ont rendu la lumière à nos yeux endormis et presque aveugles ; ils nous ont protégés des assauts d’une tradition usée[15]. ”
Intéressé par le concept d’élan vital développé par Henri Bergson.[16], Hartley apprécie chez Cézanne le rendu d’une nature qui, tout en étant solide, n’en demeure pas moins mouvante et frémissante. L’air vibre dans les paysages cézanniens grâce à la technique du modulé conçu par l’artiste. C’est ce merveilleux équilibre, cette harmonie entre le mouvant et le permanent qui l’interpelle : “ Cézanne a senti la palpitation et le souffle qui habitent toute chose (…), et c’est ce qui donne à ses peintures cette qualité de vie sensible qui fait d’elles plus qu’un simple tableau. Plus qu’une simple représentation. Ce ne sont en rien de froides études d’objets inanimés ; ce sont des représentations animées de substances vivantes qui vont l’une vers l’autre et qui mettent en commun leurs propres activités jusqu’à ce que ses toiles deviennent, si l’on peut dire, des ensembles animés, une vie orchestrée[17]. ”
Hartley va jusqu’à imaginer une rencontre, une conversation artistique avec le maître provençal. Il a pris l’habitude, depuis l’enfance de se retirer dans son monde à lui ; il lit pour “ s’exposer à la magie de l’existence [18]”, et peuple sa solitude de dialogues imaginaires avec ses idoles de la littérature et des arts : Odilon Redon, l’Italien Segantini, et le Suisse Ferdinand Hodler[19] par exemple. Dans son “ Dialogue avec Cézanne ”, il interroge le peintre sur la nature de sa perception, et sur le lien qu’il établit entre peinture, vision et sensation, et lui fera dire : “ Je suis le primitif d’un art nouveau, et je sais au fond de moi-même que j’aurai des successeurs. ” Hartley, cela va sans dire, se compte parmi ceux-là.
Ce qu’il aime chez Cézanne et ce qui l’aide à construire son propre système, c’est son étude acharnée de la nature, son motif unique qu’il affirme être le seul digne d’être analysé. “ Pour les progrès à réaliser ”, écrit Cézanne, “ il n’y a que la nature, et l’œil s’éduque à son contact[20]. ” ou encore : “ L’étude réelle et prodigieuse à entreprendre, c’est la diversité du tableau de la nature. [21]. ” Hartley partage la même conviction, et le prouve par l’incroyable série de tableaux qu’il dédie tous à la nature, et surtout au thème de la montagne.
Hartley est un primitif dans l’âme. En partant pour le pays de Cézanne, il est convaincu d’y trouver une nature authentique et virginale. Le monde urbain moderne et sa dimension ultra-rationnelle sont à contrario hostiles aux sentiments vrais. Comme le personnage de Giono dans Les Grands chemins, il est ce noble nomade qui “ marche et pénètre dans toutes les flexions de la terre [22] ». Lui a choisi de suivre Cézanne jusque sur sa terre méditerranéenne. Et, en vivant dans les lieux habités et peints par le maître, n’espère-t-il pas lui aussi donner de la nature la vision, la perception la plus concrète possible ? Ne tente-t-il pas ainsi de pénétrer le mystère de la vision cézannienne ? L’allusion à Giono n’est pas faite à la légère. Il y a je ne sais quoi de provençal chez l’Américain Hartley, dans sa passion pour la terre et dans sa relation physique à la nature. Hartley, qui ne visite pas la France avec la désinvolture du touriste pressé, fait d’ailleurs souvent état de sa sensibilité à la culture provençale. Il a observé l’œuvre des peintres provençaux dont certains connaissent un début de succès sur le marché de l’art américain[23] ; Hartley cite volontiers Guigou et le Marseillais Daumier[24] qui le touche précisément par son appartenance au monde provençal. Sa représentation de Don Quichotte, observe-t-il, est d’autant plus puissante et noble qu’elle prend pour cadre naturel - il en est certain - les collines de Marseille[25]. Des collines qui parlent à la sensibilité d’Hartley par leur “ austère noblesse [26]”.
Le cheminement physique et spirituel d’Hartley dans la Provence de Cézanne passe d’abord par Vence où il arrive en 1924. Il écrit à Stieglitz :
“ Je suis maintenant à un nouveau stade de ma vie ; je ressens le besoin de trouver un vrai pied-à-terre spirituel pour satisfaire le côté idyllique et terrestre de mon existence. Je désire ardemment “ un endroit où je me sente exister {…}Je ne veux pas vivre toute ma vie dans une seule pièce ; je veux connaître cette impression d’expansion que j’éprouve chaque fois que j’ouvre et referme ma porte ; je veux vivre ma vie à moi dans une atmosphère qui puisse m’apporter la sérénité[27]. ” Il trouve un pied-à-terre de choix dans le village de Vence, une villa nommée La Petite maison.
Ses premières impressions sont néanmoins mêlées : solitude et bonheur alternent. Solitude parce qu’il vit au milieu d’une population villageoise qui ne s’exprime qu’en provençal, et surtout parce qu’il ne se trouve guère de points communs avec la petite colonie anglaise établie à Vence qui croît rapidement à partir des années 1920 : “ C’est un lieu solitaire comme je n’en ai jamais connu. Il n’y a que trois ou quatre personnes[28] à qui je puisse parler et une bande de satanés Anglais [29]”. Mais il est en même temps séduit par la beauté naturelle et authentique de ses habitants, qualités qu’il recherchera pareillement lorsqu’il s’enfoncera dans les régions de l’Amérique indienne. “ Heureusement pour moi, les autochtones sont là pour préserver la vérité des lieux, grâce à leur beauté ; c’est certainement l’un des plus beaux échantillons de paysans que l’on puisse espérer. Mais, naturellement, la communication se limite à dire “ bonjour ” et à payer ma note d’épicerie et de charbon. J’aimerais tant bien m’exprimer dans l’une de leurs langues ; entre eux ils parlent provençal, et l’un des chercheurs d’ici qui étudient leur langue dit que c’est “ le parler authentique[30] ”. Les paysages sont aussi nobles et vrais que les habitants du terroir. Les montagnes, surtout, sculpturales et architectoniques. Il les peint sous tous les angles et exacerbe les contrastes d’ombres et lumières. Il juxtapose brutalement des touches de couleur pures. Guidé par Cézanne, il s’efforce de rendre la solidité de la roche, et d’être au plus près de la réalité, selon ses termes. Mais les formes n’ont pas la puissance plastique qui caractérise les paysages de Cézanne, ni leur construction rigoureuse. L’univers d’Hartley est plus oppressant et d’une tonalité expressionniste qui lui vient de sa fréquentation des milieux artistiques berlinois[31]. Dans la correspondance datée de son séjour à Vence, Hartley évoque d’ailleurs sa difficulté à peindre ces paysages ; et après avoir traversé une période d’intense bonheur, et d’intense activité, il rechute dans la dépression. La rigueur de l’hiver sur les hauteurs de Vence ne faisant qu’accroître son sentiment de désolation.
À la même époque, il tente quelques incursions du côté de la Riviera, mais sans jamais trop s’y attarder. Les villes de la Riviera (ill. 14) fourmillent de touristes qui “ tuent toutes les qualités naturelles du paysage[32]. ” Nice, écrit-il, est devenue une ville de “ gigolos aux visages flétris[33] ”. Il déteste de surcroît l’univers factice des casinos - comme celui de Monte-Carlo - qui draine une population de milliardaires et de “gigolos”; il y voit les ratées d’une société capitaliste avilissante pour l’individu: “ Si vous désirez voir ce qu’il y a de plus médiocre dans le genre humain, rends-toi à Monte-Carlo. Là vous observerez les plus sinistres portraits de l’espèce humaine : hommes et femmes confondus . Les femmes qui sont les plus tristes ont plus de quarante ans et parfois même soixante-dix ans ; leurs yeux fixent l’espace, leurs joues sont creusées par l’anxiété. Elles s’accrochent à leurs diamants qui sont tout ce qu’il leur reste ; elles sortent chaque matin d’un pas traînant, et attendent l’ouverture du casino pour rejoindre une fois de plus la table de jeux[34]. ” Hartley est loin des préoccupations de ses contemporains, les dadaïstes qui - eux séduits par la notion de jeu et de hasard - en ont fait l’un des thèmes privilégiés de leur art. Monte-Carlo Bond (1924), photomontage signée Marcel Duchamp et inspiré par le séjour de l’artiste à Monte-Carlo en est la meilleure illustration. L’inexorable Hartley n’est pas de la race de ceux qui se laissent prendre aux charmes artificiels de la Riviera, à ses allures de décor cinématographique, et aux excentricités de sa nouvelle clientèle de nababs. Seule la ville de Cannes, la vieille ville surtout, échappe à ses critiques.
Découragé par son impuissance à peindre les paysages de Vence, et dérangé par les touristes de la Riviera, il choisit cette fois-ci de s’installer à Aix-en-Provence, au cœur de la création cézanienne. Il descend d’abord dans un petit hôtel tenu par un Italien marié à une Ecossaise. Aix l’émerveille, il la décrit longuement dans son autobiographie : “ Aix-en-Provence, mis à part ses traditions modernes, est une belle ville ancienne, jalonnée ici et là de quelques ruines romaines, mais surtout riche en superbes et élégantes maisons du XVIIe siècle. Ses portes nombreuses et célèbres font la joie des étudiants d’architecture. La ville vit sa vie, solide et durable, à peine consciente de sa tradition de grande modernité. Il y a un petit monument dédié à Zola et il y a, sur une fontaine, une plaque dédiée à Cézanne signée Renoir. L’atelier de Cézanne est le pôle d’attraction du monde extérieur. Aix-en-Provence s’en veut naturellement pour le comportement stupide dont elle a fait preuve à l’époque ; elle ne possède pas les quelque soixante ou soixante-dix toile offerte par Cézanne en personne. Mais qui alors aurait pu comprendre Cézanne et ses remarquables inventions ? Personne. Cézanne, natif d’Aix, était un petit-bourgeois ; son père fut d’abord un chapelier puis un banquier et, aussi étonnant que cela puisse paraître pour ce genre de famille, il laissa son fils tranquille après avoir tenté mille et une fois de trouver une profession à cet étrange fils (…) Il ne reste rien à Aix qui rappelle à ses habitants qu’un grand peintre vécut parmi eux[35]. ” Hartley visite l’atelier de Cézanne “ occupé principalement maintenant par des étrangers ”, découvre avec émotion les quelques effets personnels du peintre laissés sur les lieux (béret, ombrelle, manteau…) ; il regrette de ne voir aucune peinture du maître dans ce qui fut sa ville natale et le lieu de son inspiration, “ à l’exception d’une toile académique insignifiante exécutée à l’Ecole de Paris qui ne possède aucune qualité recommandable et aucune trace de cette magie qui allait surgir plus tard de sa douloureuse période d’isolement[36]. ”
Hartley décide de prolonger son séjour aixois. En septembre 1926, il signe un bail d’un an pour une petite maison située sur la route du Tholonet: El Canto Grihet. La vue donne sur la Sainte-Victoire. Mais suite à une rupture du bail, il déménage une troisième fois pour vivre dans la Maison Maria. La demeure autrefois habitée par Cézanne est située dans la forêt de Château Noir. “ C’est là, dans la Maison Maria, écrit Hartley, “ que Cézanne a exécuté quelques-uns de ses plus beaux paysages (…) C’est une maison qui comprend 5 pièces ; elle est très confortable et c’est la meilleure maison que j’ai jamais eue. J’y ai vécu tranquille en compagnie de mon chien (Ilustration) et j’y ai fait quelques natures mortes qui sont désormais dans les collections. Trois ans dans cette maison représentent une autre période dans l’éducation d’un artiste. J’avais la forêt à mon entière disposition - la propriétaire étant la seule autre occupante légitime - et je vivais avec Mme Tessier, un sculpteur qui imaginait toutes sortes d’idées pour attirer artistes et étudiants dans la forêt.” Déjà en 1926 pointe la menace du développement touristique de la région aixoise. Hartley redoute surtout les effets dévastateurs d’un “ tourisme ” à l’Américaine. “ Quelque riche Américain ”, écrit-il, “ était venu avec des idées américaines et proposait de faire bâtir environ quarante petites maisons dans les environs[37]. ” Il connaissait les méfaits de cette toute nouvelle politique des loisirs. Il en avait dénoncé les effets désastreux sur les régions autrefois sauvages de son pays natal. Les paysages du New Hampshire, observait-il, étaient désormais défigurés : “ la nature n’est plus elle-même ”, écrit-il ; “ tout est étiqueté, labellisé, tristement classifié par l’entreprise commerciale d’une organisation gouvernementale qui, dans le cas du New Hampshire, est manifestement soucieuse de développer son Yosemite versionEst’. ” Par réaction au progrès, Hartley ne concédera jamais aucune place aux signes “ du progrès ” dans ses paysages américains[38]. Il est aux antipodes d’un Henri-Cartier Bresson qui, lui, prend plaisir à photographier l’arrivée des premières automobiles de luxe dans les paysages luxuriants de la Riviera. Mais il est étonnamment proche de Cézanne qui un siècle plus tôt se méfie des avancées du monde moderne, et ne peindrait pour rien au monde le monde urbain et industriel de son époque. Hormis les cheminées des tuileries de l’Estaque. Son ami, le peintre Emile Bernard, raconte d’ailleurs comment Cézanne se hérissait dès que l’on menaçait d’industrialiser le paysage de la Sainte-Victoire. “ C’était au pied de la Sainte-Victoire ”, écrit-il, “ montagne hardie qu’il ne cessa de peindre à l’huile et à l’eau et qui le remplissait d’admiration. Dire que ce cochon de Menier est venu ici, s’exclamait-il, et qu’il voulait en tirer du savon pour le monde entier ! Là-dessus il commença à me dire ses idées sur le monde actuel, l’industrie et le reste : ça va mal, murmurait-il avec un air furieux. C’est effrayant, la vie[39] ! ” Il cessa de peindre les rivages de l’Estaque dès lors qu’ils furent défigurés par ce qu’on appelle le progrès et qu’il voit ainsi : comme “ une “ invasion des bipèdes qui n’ont de cesse qu’ils n’aient tout transformé en odieux quais avec des becs de gaz et - ce qui est pis encore - avec l’éclairage électrique[40].
© Jocelyne Rotily, Les Editions ACFA
NOTES DE BAS DE PAGE
[1] . Marsden Hartley , “ Art and Personal Life ”, Creative Art, New York, juin 1928. p 58.
[2] . Jeanne Hokin: Pinnacles and Pyramids. The Art of Marsden Hartley, Albuquerque, University of New Mexico, 1993, p. 64.
[3]. Correspondance de Paul Cézanne. Préface de John Rewald, Paris, Grasset, 1978. pp. 314-15
[4] . C’est le titre donné par Stieglitz à une photographie de New York prise en 1910.
[5] . Ce sont les mots employés par Hartley dans Somehow a Past : The Autobiography of Marsden Hartley, Cambridge, MIT Press, 1997. Hartley écrit : “ Cézanne a vécu la vie d’un reclus (…) Il était sauvage et asocial ; l’art aura souvent cet effet sur les peintres ; Courbet en est l’exemple (…) ” , p 137. Quant à Hartley, il est souvent décrit par ses contemporains comme un être difficile, solitaire et insociable.
[6]. Cité dans l’article de Donald Gallup : “ The Weaving of a Pattern : Marsden Hartley and Gertrude Stein”, Magazine of Art, Novembre 1943, p. 257.
[7]. Son nom moins cité aujourd’hui apparaît fréquemment dans les journaux intimes des peintres américains influencés par Cézanne
[8] . Marsden Hartley, Somehow a Past : The Autobiography of Marsden Hartley. Edité par Susan Elizabeth Ryan. Cambridge, MIT Press, 1997. p. 138.
[9]. Lettre d’Erle Loran à Albert C. Barnes, 19 mars 1941. Fonds Loran, Archives of American Art, Washington D.C.
[10]. Erle Loran : Cézanne’s Composition. Introduction, p.1. Archives of American Art. Erle Loran papers.
[11] . L’idée sera ensuite reprise par John Rewald et Lionello Venturi.
[12] . L’article est publié dans la revue The Arts.
[13]. Erle Loran : Cézanne’s Composition. Introduction, p.2. Archives of American Art. Fonds Erle Loran.
[14] . Marsden Hartley, Adventures in the Arts, New York, Hacker Art Books, 1972. p. 36.
[15]. Extrait de Adventures in the Arts, de Marsden Hartley, New York, Hacker Art Books, 1972, p. 31.
[16]. « Élan vital » :“ mouvement vital et créateur qui traverse la matière en se diversifiant. ” (définition du Petit Robert). Le philosophe français Bergson jouit d’une grande popularité dans l’Amérique des années 1910 et 1920. Notamment dans le cercle d’Alfred Stieglitz. Ce dernier publie ses articles et textes dès 1911 dans sa revue Camera . Ex : L’art et l’intuition.
[17] . Marsden Hartley : Adventures in the Arts, p. 33.
[18] . Marsden Hartley Adventures in the Arts, p.5.
[19] . De même que Cézanne, Segantini et Hodler se sont passionnés pour le motif de la montagne.
[20] . Correspondance de Paul Cézanne, préface de John Rewald, Paris, Grasset, 1978, p. 304.
[21] . Correspondance de Paul Cézanne, préface de John Rewald, Paris, Grasset, 1978, p. 302.
[22] . Jean Giono, Journal, in : Journal, poèmes, essais, Paris, Gallimard, 1995, p. 294.
[23] . L’œuvre du peintre fauve Auguste Chabaud, qui a trouvé en John Quinn un fervent admirateur, est exposée à l’Armory Show de 1913, au même titre que les toiles de Monticelli. L’Armory Show, on s’en souvient, réunissait tous les représentants de l’art moderne européen : Marcel Duchamp, Matisse, Fernand Léger… À ce titre, l’exposition fut considérée comme un événement majeur dans l’évolution de l’art américain du vingtième siècle.
[24]. Hartley fait référence à Guigou et Daumier dans “ Impressions of Provence From an American Point of View ”, pp. 145-46.
[25] . Marsden Hartley, “ Impressions of Provence From An American’s Point of View ”, p. 146.
[27] . Lettre de Marsden Hartley à Alfred Stieglitz. Citée dans le livre de Jeanne Hokin, Pinnacles and Pyramids : The Art of Marsden Hartley, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1993, p. 56.
[28] Cf. Lettre de Marsden à Mathilde Rice datée du 1er avril 1926. Fonds Hartley, Archives of American Art. La correspondance d’Hartley avec Mathilde Rice fait apparaître que le peintre fit à Vence la connaissance du peintre symboliste Edmond Aman-Jean et de son épouse. Les deux hommes devinrent apparemment de bons amis. Edmond Aman-Jean vint séjourner dans le Sud pour des raisons de santé. Pendant son séjour à Vence, Hartley rendra plusieurs fois visite à ses amis américains : Monroe Wheeler, l’écrivain Glenway Wescott, le chanteur noir américain Paul Robeson et l’écrivain Eugene O’Neill.
[29] . Vence est dans les années 1920 habitée par une colonie d’artistes et écrivains anglais dont le plus célèbre sera D.H. Lawrence qui mourra d’ailleurs à Vence en 1930, des suites d’une tuberculose. Il est inhumé au cimetière de Vence.
[30] . Extrait d’une lettre adressée à Mathilde Rice, 4 février 1926. Fonds Marsden Hartley, Archives of American Art. Mathilde Rice est une amie de Marsden Hartley ; elle habite alors Paris.
[31]. Marsden Hartley vécut à Berlin dans les années 1910. L’une des oeuvres les plus citées pour illustrer cette période est le portrait d’un jeune officier alleman, Karl von Freyburg, dont il était tombé amoureux. Ses peintures berlinoises sont influencées par les artistes expressionnistes du Blaue Reiter.
[32] . Lettre à Mathilde Rice, 1er avril 1926. Fonds Marsden Hartley. Archives of American Art.
[33] . Somehow a Past : The Autobiography of Marsden Hartley. Edité par Susan Elizabeth Ryan. Cambridge, MIT Press, 1997, p. 133.
[34] . Marsden Hartley, Somehow a Past : The Autobiography of Marsden Hartley, Cambridge, MIT Press, 1997, p.133.
[35] . Somehow a Past : The Autobiography of Marsden Hartley, Cambridge, MIT Press, 1997, pp. 134-135.
[37] . Selon Hartley le projet n’aboutit heureusement pas : sans doute, expliquait-il, parce que “ les goûts et les enthousiasmes changent trop rapidement ; et depuis que le surréalisme s’est déplacé en Amérique , il est probable qu’il y ait peu de gens sinon personne pour se soucier aujourd’hui de l’influence de Cézanne. Les nouveaux peintres ‘snobs’ font du surréalisme américain. Aucun d’eux ne pense à Audubon ou à Copley.
[38] . La réflexion de Marsden Hartley est tirée du livre : Democratic Visions: Art and Theory of the Stieglitz Circle, 1924-1934 de Celeste Connor, Berkeley, University of California Press, 2001, p. 135.
[39] . Le texte d’Emile Bernard est extrait de “ Cézanne aux outrages ” d’Edmonde Charles-Roux, in Sainte-Victoire : Cézanne, 1990. Exposition du Musée Granet, Aix-en-Provence. Paris, Editions de la Réunion des musées nationaux, 1990.
[40] . Extrait de la lettre de Cézanne à sa nièce, 1906. Citée dans Cézanne, “ Puissant et solitaire ” de Michel Hoog, Paris, Gallimard, 1989, p. 81.
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