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LES ÉDITIONS ACFA - "AU SUD D'EDEN" DE J.ROTILY
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Montage photo © Jocelyne Rotily

CHAPITRE DÉCOUVERTE :

AU SUD D'EDEN,DES AMÉRICAINS DANS LE SUD DE LA FRANCE

DE JOCELYNE ROTILY (Février 2006)

image 1ere de couverture Au Sud d'Eden

Extrait de :

MARSEILLE, UNE VILLE UP-TO-DATE

Marseille serait-elle devenue dans les années vingt une ville “ up-to-date ” pour reprendre une expression chère à Blaise Cendrars ? Si l’on se réfère à la littérature et aux arts plastiques de cette période, la réponse est indiscutablement “ oui ”.

Marseille est “ up-to-date ”, à l’image des grandes villes portuaires de l’époque qui inspirent comme jamais auparavant peintres, romanciers et photographes. Le phénomène est français, américain, anglais, etc. Les salons de peinture voient défiler : des portraits de marin ; des scènes de bar s’ouvrant sur la jetée d’un port, ou bien encore l’épure cubiste d’un paquebot en partance pour des terres lointaines. Les musiciens y trouvent leur source d’inspiration. Le compositeur français Jacques Ibert compose en 1924 Escales.

Certes, les artistes fauves et cubistes avaient déjà testé le sujet au tournant du vingtième siècle, et l’image du port jouissait déjà d’une belle popularité dans les arts visuels des années 1910. Témoins, en Amérique, les photographies du port de Manhattan prises par Alfred Stieglitz[1]. Les artistes et écrivains d’Outre-Atlantique sont fascinés par leurs nouveaux paysages urbains : leurs gratte-ciel aux allures de cathédrales modernes, et leurs grands ports industriels qui voient arriver en masse des immigrants venus de tous les coins du monde. Témoins en France, les œuvres des peintres fauves Marquet, Charles Camoin, ou celles du cubiste Jean Metzinger qui précisément représenta (en 1912) une vue éclatée du port de Marseille[2], avec à l’arrière-plan et faisant le lien entre les parties droite et gauche du tableau, la silhouette métallique du pont Transbordeur. Metzinger faisant de ce pont le “ passeur ” de cette tendance picturale associée au modernisme : le cubisme.

Mais dans les années vingt, l’engouement pour l’atmosphère des ports tourne à la fascination. Le développement accéléré des modes de transport, la création de ces grands paquebots de croisière, aux allures de villes flottantes, contribue à enflammer cette passion. Le port, lieu de passages par excellence, est synonyme d’aventures, et de liberté. C’est un univers interlope, permissif, qui ferme les yeux sur des pratiques sexuelles jugées alors “ condamnables ” dans les sociétés anglo-saxonnes : l’homosexualité en premier lieu.

Mais revenons à Marseille, à la place privilégiée qu’elle occupe en cette période. En France, l’exemple qui vient aussitôt à l’esprit est l’œuvre littéraire de Blaise Cendrars : L’Homme foudroyé[3]. Le livre contient l’un des plus beaux hommages à Marseille. Installé sur les hauteurs de la Redonne durant l’hiver de 1926, Cendrars y évoque les heures passées à observer le trafic maritime, les paquebots et cargos entrant et sortant de la rade de Marseille. Il est subjugué par l’âpreté des paysages et par cette lumière abrupte qui frappe sans concession les montagnes dominant la mer. Sous sa plume, Marseille devient l’incarnation de la vitalité, de l’inventivité et de la poésie populaires. Marseille, écrit-il, “ est la seule des capitales antiques qui ne nous écrase pas avec les monuments de son passé. Son destin prestigieux ne vous saute pas aux yeux, pas plus que ne vous éblouissent sa fortune et sa richesse ou que nous ne stupéfie par son aspect ultra-ultra (comme tant d’autres ports up-to-date) le modernisme du premier port de France, le plus spécialisé de la Méditerranée et l’un des plus importants du globe. Ce n’est pas une ville d’architecture, de religion, de belles-lettres, d’académies ou de beaux-arts. Ce n’est point le produit de l’histoire, de l’anthropogéographie, de l’économie politique ou de la politique, royale ou républicaine. Aujourd’hui, elle paraît embourgeoisée et populacière. Elle a l’air bon enfant et rigolarde. Elle est sale et mal foutue. Mais c’est néanmoins une des villes les plus mystérieuses du monde et des plus difficiles à déchiffrer. Je crois que Marseille a eu de la chance, d’où son exubérance, sa magnifique vitalité, son désordre, sa désinvolture. [4] »

Les écrivains et peintres américains inspirés ou tout simplement attirés par la ville phocéenne sont nombreux. Ils sont eux aussi séduits par sa faconde, et son absence de prétention artistique. Ils ne viennent pas à Marseille pour visiter monuments et musées ; Paris et son formidable patrimoine culturel suffisent amplement à satisfaire leur boulimie artistique. Ils viennent à Marseille pour goûter à sa culture populaire, et parce que Marseille est perçue comme une ville réfractaire à la discipline, à la modération, et à toutes formes de snobisme. Ses rues ont beau être “ bancales, enchevêtrées [5]”, bruyantes, assourdissantes comme un coup de Mistral, elle a pour elle, à défaut de musées, son extraordinaire dynamisme et sa nature d’indompté. Ceux qui l’aiment font partie des insoumis, des “ nomades ”, et des “ aventuriers ”, bref des “ proches ” de Blaise Cendrars. Authenticité, goût du “ primitif ” et du naturel sont autant de termes que l’on retrouve dans les correspondances, journaux de voyage et romans de cette période pour qualifier Marseille. C’est une ville qui respire l’Antiquité même si les traces de ce passé antique ont mal survécu à l’évolution urbaine, anarchique de la cité. Elle fait partie de cette culture méditerranéenne si prisée par les peintres et écrivains américains de cette génération. Ezra Pound serait sans doute le meilleur exemple à citer dans le cadre de la littérature. Dans les arts plastiques, on pourrait évoquer le sculpteur Archipenko ou le peintre synchromiste Morgan Russell.

Avant les années vingt, les voyageurs venus du Nouveau Monde étaient plus rares et leurs passages étaient avant tout motivés par l’appel de l’Orient ou de l’Italie. On venait à Marseille pour presque aussitôt embarquer vers une autre destination et la ville restait essentiellement un lieu de transit : L’artiste impressionniste James McNeill Whistler (1834-1903) s’y arrête en 1901. C’est le Whistler âgé, malade, en bout de vie, qui a quitté l’Angleterre parce que souffrant des rigueurs du climat anglais. Sur le conseil de son docteur, il fait route vers la Corse[6] à la recherche du soleil et de la chaleur, et peut-être aussi sous l’emprise de la légende napoléonienne qui sévit aussi de l’autre côté de l’Atlantique. Sur le chemin, il fait donc escale à Marseille, et découvre une ville balayée par le Mistral. Après avoir gravé et peint les bords de la Tamise, il était dans l’ordre des choses qu’il s’attaquât à la représentation du port de Marseille.

L’écrivain révolutionnaire John Reed, l’auteur des Dix jours qui firent trembler le monde, déroge quelque peu à la règle. En 1910, il arrive à Marseille, déjà instruit sur la littérature et les arts plastiques méridionaux. Il s’intéresse aux peintres et poètes provençaux. Il découvre en Marseille une ville moins belle que Paris mais “plus romantique ”, “ splendide, rude et virile ”, une cité tendue vers l’ailleurs, et surtout vers des pays aux civilisations antiques. “ Le soleil s’y couchait derrière les colonnes d’Hercule, ses eaux menaient en Grèce, en Asie, en Egypte, et dans les rues se côtoyaient les marins du monde entier : les Coptes, les Ecossais, les Chinois et les Turcs... les Français raffinés, les Italiens artistes, et les Américains barbares et grossiers[7] ? ” Reed répond immédiatement au caractère multiethnique de la ville, et cède à l’attrait des lieux réputés dangereux ; il s’installe dans un hôtel de passe et passe son temps à flâner dans le voisinage du port.

Reed ouvre la voie à cette migration d’intellectuels et artistes américains vers Marseille qui va marquer très nettement la période des années 1920 à 1930. Après lui, les exemples s’échelonnent dans tous les domaines de l’art.

John Dos Passos raconte, dans The Fourteenth Chronicle, sa première rencontre avec la ville, en 1917. L’expérience est ressentie comme une espèce de coup de foudre pour le jeune soldat qu’il est. Engagé volontaire dans la Grande Guerre, Il s’apprête à rejoindre le front italien. À Marseille, écrit-il, “ dans l’atmosphère scintillante d’opéra comique d’une ville pleine de senteurs de voyages vers des contrées lointaines (...), je tombais presque amoureux d’une fille aperçue dans le promenoir des Variétés[8]. Les saveurs exotiques de la ville sont fortes au point de rendre pâle et insipide la découverte qu’il fera de la Côte d’Azur, dans les jours suivants : Après Marseille, écrit-il, “ nous traversâmes la Côte d’Azur aux couleurs de carte postale, Nice et Cannes et compagnie - des lieux insignifiants après la couleur brute et carillonnante de Marseille. ” Cette Marseille “ vraie ” et “ à l’état brut ” en opposition avec l’image d’une Riviera “ artificielle ”, et “ retouchée ”, est d’ailleurs souvent évoquée par les artistes de cette époque. Après la guerre, Dos Passos revient à plusieurs reprises à Marseille, retournant, comme les artistes du groupe de Montparnasse, Kiki et Pascin, vers les mêmes lieux : la Canebière, et les cafés enfumés d’alcool du Vieux Port. Sur un ton amusé et humoristique, l’écrivain donne une merveilleuse description d’une ville devenue la métaphore des plaisirs licencieux, une petite Sodhome et Gomorrhe mais dans une version plus gaie et légère. En 1920, alors que l’Amérique vient juste d’entrer dans l’ère de la Prohibition et de ses restrictions morales, voici ce qu’il écrit à son ami Thomas P. Cope: “ Je suis assis en compagnie de Jack, et je bois du vermouth au coin de la Canebière. Sodome et Gomorrhe, Bombay, Tiflis et Birmingham. ” Et puis il y a cet autre surprenant portrait de Marseille daté de la même année qui célèbre les senteurs et couleurs orientales de la ville, et glisse au passage une allusion au fameux Pont Transbordeur. On y découvre l’auteur du futur Manhattan Transfer (publié en France en 1926), l’écrivain attaché aux espaces urbains saturés de mouvements et de contrastes, et où se croisent des histoires individuelles diverses. “ S’il y a ”, écrit Dos Passos, “ une porte ouverte sur l’Orient somptueux, c’est bien ce support métallique, ce machin jeté en travers de l’entrée du port de Marseille. Des gens, sales, grotesques, parfumés, issus du petit peuple, orgueilleux, gais, naïfs, jaunes, blancs, noirs, couleur chocolat, couleur café, couleur tabac, verts, marrons et tachetés, on y trouve tous les genres d’individus habillés dans tous les genres imaginables de vêtements : uniformes, demi-uniformes, costumes, burnous, tuniques, bleus de travail, pagnes, redingotes, de toutes les couleurs, d’un degré plus ou moins chic, dans un état plus ou moins grand de délabrement ; et tous ces gens-là sont engagés dans tous les genres imaginables de conversations ; ils vont et viennent, le long de la Canebière et des quais. Il y a dans l’air une merveilleuse sensation que chacun d’entre eux vient juste d’arriver de Singapour, ou des sources du Nil Bleu. Et tous mangent, haïssent, aiment, se battent, meurent de faim, forniquent. C’est un plongeon dans l’humanité à l’état brut. Oh ! il n’existe nul autre lieu plus épique que Marseille, plus impudique, plus bouffon, plus gai, plus sauvage (...)[9] ” La Marseille “ unique ”, bouillonnante de vie, du jeune Dos Passos ambulancier vit encore dans son oeuvre romanesque. Dans L’An premier du siècle (1932) par exemple où s’entrecroisent des biographies de personnages fictifs, de personnalités célèbres, et des fragments de textes intitulés “ L’œil de la caméra ” qui constituent des morceaux de vie vécus par l’auteur lui-même. On la retrouve à deux endroits : dans “ L’Oeil de la caméra 33 [10]” sous la forme de notes jetées spontanément sur le papier, et dans la biographie romancée du personnage nommé Dick : les deux textes sont inspirés de l’expérience de guerre de Dos Passos. Le plus beau récit est sans aucun doute celui qui relate les nuits d’ivresse de Dick et de ses “ potes ” dans les estaminets de la ville et ses promenades la tête embrumée d’alcool et le pas vacillant dans les rues de Marseille : “ Malades de rire, ils se retrouvèrent titubants sur des escaliers qui n’en finissaient pas ”, écrit Dos Passos. “ Ils s’efforçaient d’atteindre une cathédrale invraisemblable (qui n’est autre que Notre-Dame de la Garde) qui paraissait construite par des fous. En se penchant ils voyaient le port, des bateaux à vapeur et une mer immense couleur de platine ourlée de montagnes cendrées.[11].” Le vin, l’ail et l’olive de la Provence, leur saveur colorée, les transportaient dans un pays de Cocagne, dans une douce et insouciante amnésie qui leur faisait oublier les horreurs de la guerre. Discipline et raison soudainement chancelaient.

© Jocelyne Rotily - Editions ACFA

NOTES DE BAS DE PAGE

[1] . Voir par exemple la photographie intitulée : Steerage datée de 1907 : un témoignage réaliste sur cette population d’émigrants débarquant dans le port de Manhattan, en quête d’une nouvelle vie.

[2]. Ce tableau intitulé Le Port est daté de 1912. Il appartient à la collection Sara Lee du Musée d’art de Dallas.

[3]. Blaise Cendrars, L’Homme foudroyé, Paris, Denoël, 1980. L’édition originale fut publiée en 1945.

[4] . Ibidem.

[5]. Ce sont les qualificatifs employés par Cendrars dans L’Homme foudroyé.

[6]. En Corse, il s’installe à Ajaccio et se lie d’amitié avec le conservateur du Musée Fesh qui met à la disposition du peintre son studio. Il exécute une série d’eaux-fortes, portraits de bohémiens, de marchands, et d’enfants, retournant à des thèmes privilégiés dans le début de sa carrière. Ces eaux-fortes appartiennent aujourd’hui à la Boston Public Library et à la Freer Gallery de Washington D.C. Quelques lignes du journal de Whistler relatent son séjour corse : “ Au début, je n’arrivais pas à grand chose, je ne sortais jamais sans mon carnet d’esquisses ou une planche à graver. J’avais toujours l’intention de travailler, et je pensais toujours que “ je devais ” travailler. Puis, le conservateur (du musée de Fesch) me proposa d’utiliser son studio. Le premier jour, il m’observa mais ne dit pas un mot. Puis, il me dit : “ Mais, M. Whistler, je vous ai observé. Vous êtes à bout de nerfs, vous n’arrivez à rien. Vous essayez mais ne réussissez pas à vous y mettre. Ce dont vous avez besoin c’est de vous reposer, de ne plus rien faire. ” Cité dans The Etchings of J. McNeill Whistler de Katherine A. Lochnan, Yale University Press, 1984. p. 271.

[7] . Extrait de la correspondance de John Reed à Margaret Reed, octobre 1911. Cités dans John Reed: Le romantisme révolutionnaire par Obert Rosenstone, Paris, Maspero, 1976. pp. 115-16.

[8]. John Dos Passos, The Fourteenth Chronicle : Letters and Diaries of John Dos Passos, Boston, Gambit Incorporated, 1973, p. 105.

[9] Ibidem. Lettre de Dos Passos à Rumsey Marvin, Mai 1920. p. 290

[10] . John Dos Passos, L’An premier du siècle, Paris, Gallimard, 1952, pp. 172-74. Cf. Extrait suivant: “ 11 000 filles en carte infestent les rues de Marseille dit le chef de publicité de la Croix-Rouge (...) Les gars nous descendons vers le Sud pour manger de gros repas à l’ail et à l’huile d’olive en route ver le Sud cèpes à la Provençale le vent du Nord glaçait les plaines de Camargue nous poussant vers Marseille où les 11000 se dandinaient devant les glaces embuées du promenoir de l’Apollo. Huîtres et vins de cassis petite fille tellement brune tête de lune qui aimait les sports d’hiver et prononçait si mal l’anglais. À la fin elles étaient toutes pareilles à des distributeurs automatiques, nues comme des statuettes phocéennes alignées les jambes écartées le long des quais crasseux du plus vieux des ports. ”

[11] . John Dos Passos, L’An premier du siècle, Paris, Gallimard, 1952, p. 221.

    ISBN : 2-9524259-0-6. 25 € TTC. 244 pages. Format 16 x 24 cm. 24 illustrations couleur et noir et blanc.

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